23.7.06

Oublier de penser

"Il me laissa dans cet état pendant une minute. Enfin il alla chercher une couverture dans un coin, l'étendit à terre et me dit :
- Tu as trop bu. Couche-toi là dessus, repose ta carcasse et réfléchis.
Je me sentais inondé de paix. Maintenant je pouvais penser librement. Or je m'endormis.
Je me réveillai très vexé, d'abord parce que Marcellin me disait qu'"avec mes ronflements j'empêchais tout le monde de rêver" et aussi parce que j'avais le souvenir confus d'avoir encore une fois manqué une occasion de penser. Mais de ça je me consolais vite en me disant que la prochaine fois je m'enfoncerais une épingle dans la cuisse, ou quelque chose comme ça, pour ne pas oublier."

René Daumal La Grande Beuverie
(c) Editions Gallimard 1938

18.7.06

L'hérétique

"J'aimais la façon de souffrir aride, dépouillée, qui était celle de Jacques. Je le regardais souffrir comme un bon catholique doit regarder brûler un hérétique : avec une curiosité passionnée et le sentiment que la justice est en train de se faire. Le sentiment qu'il se passe une chose atroce mais juste et profondément nécessaire. J'ai beaucoup réfléchi à cette chaude satisfaction que j'éprouvais chaque fois que je voyais Jacques l'air absent, le regard vide, et faisant jouer les muscles de sa mâchoire. Je savais alors qu'il souffrait et chaque fois j'étais surpris par l'extrême contentement que j'en éprouvais"

Jacques Lemarchand Geneviève
(c) Editions Gallimard 1944

15.7.06

Sade

L'imagination de Sade a porté au pire ce désordre et cet excès. Personne à moins de rester sourd n'achève les Cent Vingt Journées que malade : le plus malade est bien celui que cette lecture énerve sensuellement. Ces doigts tranchés, ces yeux, ces ongles arrachés, ces supplices où l'horreur morale aiguise la douleur, cette mère que la ruse et la terreur amènent à l'assassinat de son fils, ces cris, ce sang versé dans la puanteur, tout à la fin concourt à la nausée. Cela dépasse, étouffe, et donne à l'instar d'une douleur aiguë une émotion qui décompose - et qui tue. Comment a -t-il osé? surtout comment dut-il? Celui qui écrivit ces pages aberrantes le savait, il allait le plus loin qu'il est imaginable d'aller : rien de respecté qu'il ne le bafoue, rien de pur qu'il ne le souille, rien de riant qu'il ne le comble d'effroi. Chacun de nous est personnellement visé : pour peu qu'il ait encore quelque chose d'humain, ce livre atteint comme un blasphème et comme une maladie du visage, ce qu'il a de plus cher, de plus saint. Mais s'il passe outre? En vérité, ce livre est le seul où l'esprit de l'homme est à la mesure de ce qui est. Le langage des Cent Vingt Journées est celui de l'univers lent, qui dégrade à coup sûr, qui supplicie et qui détruit - la totalité des êtres qu'il mit à jour.

Georges Bataille La littérature et le mal
(c) Editions Gallimard 1957

14.7.06

La passerelle

"Nous avons été un jour si proches l'un de l'autre dans la vie que rien ne semblait plus entraver notre amitié et notre fraternité, seul l'intervalle d'une passerelle nous séparait encore. Et voici que tu étais sur le point de la franchir, quand je t'ai demandé : "Veux-tu me rejoindre par cette passerelle?"- mais déjà tu ne le voulais plus ; et à ma prière réitérée tu ne répondis rien. Et depuis lors, des montagnes e des torrents impétueux, et tout ce qui sépare et rend étranger l'un à l'autre, se sont mis en travers, et quand même nous voudrions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus! Mais lorsque tu songes maintenant à cette petite passerelle, la parole te manque - et tu n'es plus qu'étonnement et sanglots."

Nietzsche - Le gai savoir
(c) Gallimard 1982

11.7.06

L'amour en forêt

Ulrich fut malade d'amour. Comme une authentique maladie d'amour n'est pas un désir de possession, mais une façon qu'a le monde de se dévoiler doucement, ce pourquoi l'on renonce volontiers à la possession de la bien-aimée, le lieutenant se mit à expliquer le monde à la majoresse avec une persévérance et une originalité qu'elle n'eut jamais imaginées. Les constellations, les bactéries, Balzac et Nietzsche tournoyaient dans une trombe de pensées dont elle sentait avec une évidence croissante la pointe dirigée contre certaines distinctions alors cachées par la décence et qui séparaient son corps de celui du lieutenant. Elle fut troublée par cette persuasive association de l'amour avec des problèmes qui, à ses yeux, n'avaient jamais rien eu à faire jusqu'alors avec ce sentiment ; lors d'une promenade à cheval, comme ils marchaient à côté de leurs montures, elle abandonna un instant sa main à Ulrich et fut effrayée de constater que cette main restait comme évanouie dans la sienne. La seconde d'après, un feu flamba en elle de ses poignets à ses genoux, un éclair abattit les deux êtres au point qu'ils faillirent s'écrouler sur le bord du chemin où ils se virent enfin assis sur la mousse, s'embrassèrent passionnément et se trouvèrent bientôt embarrassés, parce que leur amour était si grand et si exceptionnel qu'à leur vive surprise ils ne trouvèrent pas autre chose à dire ou à faire que ce qu'on dit ou fait dans toutes les autres étreintes. Enfin, les chevaux qui s'impatientaient tirèrent de peine les deux amants.

Robert Musil L'homme sans qualités
(c) Editions du Seuil 1956

10.7.06

Le secret

"J'ai beaucoup rêvé d'arriver seul dans une ville étrangère, seul et dénué de tout. J'aurais vécu humblement, misérablement même. Avant tout j'aurais gardé le secret. Il m'a toujours semblé que parler de moi-même, me montrer pour ce que j'étais, agir en mon nom, c'était précisément trahir quelque chose de moi, et le plus précieux. Quoi? Ce n'est sans doute qu'un signe de faiblesse, un manque de la force nécessaire à tout être pour non seulement exister mais affirmer son existence. Je ne suis plus dupe et ne présente pas cette infirmité de nature pour une supériorité d'âme. Mais il me reste toujours ce goût du secret.

[...]

Quand j'habitais aux environs d'une vieille ville ialienne, je suivais pour rentrer chez moi une ruelle étroite et mal dallée, resserrée entre deux murs très hauts. (On n'imagine pas la hauteur de ces murs en pleine campagne.) C'était en avril ou mai. A un endroit où la ruelle faisait coude, une odeur puissante de jasmins et de lilas tombait sur moi. Je ne voyais pas les fleurs, cachées qu'elles étaient par la muraille. Mais je m'arrêtais longuement pour les respirer et ma nuit en était embaumée. Comme je comprenais ceux-là qui enfermaient si jalousement ces fleurs qu'ils aimaient ! Une passion veut des forteresses autour d'elle, et à cette minute j'adorais le secret qui fait toute chose belle, le secret sans lequel il n'est point de bonheur."

Jean Grenier Les îles
(c) Editions Gallimard, 1959