11.7.06

L'amour en forêt

Ulrich fut malade d'amour. Comme une authentique maladie d'amour n'est pas un désir de possession, mais une façon qu'a le monde de se dévoiler doucement, ce pourquoi l'on renonce volontiers à la possession de la bien-aimée, le lieutenant se mit à expliquer le monde à la majoresse avec une persévérance et une originalité qu'elle n'eut jamais imaginées. Les constellations, les bactéries, Balzac et Nietzsche tournoyaient dans une trombe de pensées dont elle sentait avec une évidence croissante la pointe dirigée contre certaines distinctions alors cachées par la décence et qui séparaient son corps de celui du lieutenant. Elle fut troublée par cette persuasive association de l'amour avec des problèmes qui, à ses yeux, n'avaient jamais rien eu à faire jusqu'alors avec ce sentiment ; lors d'une promenade à cheval, comme ils marchaient à côté de leurs montures, elle abandonna un instant sa main à Ulrich et fut effrayée de constater que cette main restait comme évanouie dans la sienne. La seconde d'après, un feu flamba en elle de ses poignets à ses genoux, un éclair abattit les deux êtres au point qu'ils faillirent s'écrouler sur le bord du chemin où ils se virent enfin assis sur la mousse, s'embrassèrent passionnément et se trouvèrent bientôt embarrassés, parce que leur amour était si grand et si exceptionnel qu'à leur vive surprise ils ne trouvèrent pas autre chose à dire ou à faire que ce qu'on dit ou fait dans toutes les autres étreintes. Enfin, les chevaux qui s'impatientaient tirèrent de peine les deux amants.

Robert Musil L'homme sans qualités
(c) Editions du Seuil 1956